* *  *

Un peu en dehors de la ville, sur la route des Trossachs, Jefferson McPuntish — propriétaire de l'hôtel à l'enseigne du Cygne Noir — voyait l'avenir en rose. D'ici une heure ou deux, tout serait réglé et il ne connaîtrait plus ces terreurs, ces angoisses, ces moments de dépression qui avaient été les siens depuis que l'affreuse créature s'était installée au pays. Cela, on le devrait à ce sympathique gentleman qui était son hôte depuis plus d'un mois, le major en retraite Roderick Cloheen (D.S.O.). Justement, celui-ci prenait son breakfast dans la salle à manger et Jefferson le contemplait, attendri : un bel homme d'une soixantaine d'années, avec infiniment de chic et de distinction. Un Écossais de bonne race.

McPuntish fut tiré de son émerveillement par le couple auquel il avait loué pour le week-end son petit chalet au bout du parc et qu'il réservait d'ordinaire aux amoureux en voyage de noces. Jefferson avait tout de suite compris que ces deux-là s'aimaient, mais il n'était pas du tout certain qu'ils fussent mari et femme. Dans le doute, il avait augmenté d'une livre par jour le prix de pension. Le jeune homme s'était inscrit sous le nom de Dougal Fettercairn, représentant de commerce accompagné de son épouse, Mora, sans profession, et habitant tous deux Édingurgh.

* *

Au poste de police, Le sergent Archibald McClostaugh avait déjà vidé une demi-bouteille de whisky en dépit de l'heure matinale. Sous l'influence de l'alcool, du soleil et du printemps, sa magnifique barbe rouge était parcourue d'ondulations joyeuses. Le sergent astiquait vigoureusement les boutons de son uniforme tout en chantant horriblement faux une complainte des Lowlands dont il était originaire. Soudain, il s'arrêta pour s'adresser au constable Samuel Tyler qui Usait le journal du dimanche.

    Sam... Vous assurerez la permanence tandis que je serai au temple.

    Entendu, chef.

    Si, par hasard, il se passait quelque chose de grave, vous viendriez m'y prévenir. Je me tiendrai dans les premiers rangs, car ce jour est ma revanche, Tyler! vous entendez? ma revanche! et l'assurance d'une tranquillité sans nuages pour les années à venir.

   Oui, chef.

   Sam, pensez-vous qu'il l'emmènera?

   Je le crains, chef.

   Vous le craignez! Archibald se leva.

 

   Samuel Tyler, vous rendez-vous compte de ce que vous venez de dire?

   Oui, chef.

   Alors, vous avouez?

   Qu'est-ce que j'avoue, chef?

   Que vous étiez son complice et que l'éventualité de son départ vous désole?

   Je l'aime bien, chef. Nous avons été élevés ensemble...

   Tyler, vous êtes au service de Sa Majesté et c'est elle seule que vous devez aimer! Quant à vos sentiments à l'égard de cette créature, ils ne sont que la conséquence d'une perversité dont j'ai déjà eu maints témoignages ! Dans les Highlands, vous êtes des gens sans moralité!

A son tour, le paisible Tyler se leva, tout pâle.

—  Chef, en dépit des règles de la discipline et
du respect que je vous dois, je crois que je vais
vous casser la figure pour vous apprendre à parler
ainsi de mes compatriotes!

McClostaugh devint pourpre.

—  Vous n'oseriez jamais, idiot, car vous autres,
Highlanders vous n'avez pas plus de courage que
de moralité!

Le poing droit de Sam s'écrasa sur la mâchoire du sergent qui partit à reculons avant de s'effondrer en entraînant sa table avec lui. Le constable n'eut que le temps, dans un réflexe sauveur d'attraper la bouteille de whisky au vol. Pour se calmer, il en porta le goulot à ses lèvres sous les yeux dilatés d'horreur de son chef, que ce dernier manquement à la discipline, assommait bien plus que le coup reçu. Archibald se releva et retroussa les manches de sa chemise sur des avant-bras musculeux semés de poils roux. En dépit de son âge, Tyler ne ressemblait en rien à une mauviette. Le combat promettait d'être dur lorsqu'emporté par ce coquin de petit vent de mai qui courait entre les maisons de Callander, l'écho d'un carillon se glissa dans le poste où deux policemen de S.M. s'apprêtaient à en découdre pour l'honneur de leurs petites patries. McClostaugh tendit l'oreille, se redressa, rabattit les manches de sa chemise et déclara :

—  Les cloches de la victoire me rappellent,
Tyler, qu'il faut savoir se montrer magnanime
dans le triomphe. Je vous pardonne et vous laisse
ici mijoter dans votre amertume.

Avant de s'en aller, le sergent finit la bouteille de whisky et la reposant sur la table, demanda, narquois :

—  Vous ne vous figuriez, quand même pas que
je l'avais oubliée?

* *  *

Rosemary Elroy, à genoux, achevait d'ajuster la jupe de celle qu'en dépit de ses nombreux printemps, elle persistait à appeler son baby, sous prétexte qu'elle l'avait en partie élevée après la mort de sa mère et déclarait :

—  Jamais je ne vous ai vue en aussi belle forme,
miss Imogène!

Ressemblant plus à don Quichotte qu'au petit lord Fauntleroy, l'Écossaise aux cheveux rouges gonfla sa maigre poitrine tendit ses longs bras musclés dans une sorte d'envol supposé gracieux et soupira :

   Je me demande, Rosemary, si j'agis bien.

   Belle question!

—  Je ne sais pas s'ils m'approuveraient, eux...
De son menton, elle montrait les photographies

qui ornaient sa chambre : celle de son père, le capitaine Henry, James, Herbert McCarthery dont le whisky était venu à bout, ce que n'avaient pu réussir les différents ennemis du Royaume-Uni que l'officier avait combattus, aux Indes et ailleurs. Ensuite, une lithographie de Robert Bruce, le héros de l'indépendance écossaise.

    N'en doutez pas!

    Je n'en suis pas sûre... C'est presque une désertion, Rosemary!

*

*  *

Malgré les promesses faites, les engagements pris, le tout Callander se trouvait réuni dans le temple lorsque le pasteur commença à célébrer le culte. Il faut reconnaître que les esprits distraits se souciaient moins, ce jour-là, de chanter la gloire du Seigneur que d'attendre l'annonce promise. Ayant prêché sur la famille en tant que base de la société humaine, le révérend Haquarson s'avança tout près du premier rang des fidèles et s'étant éclairci la voix, déclara :

—  Mes chers amis...

Un frisson parcourut l'assistance.

—  ... je remercie Celui dans la main duquel nous
sommes, de m'avoir permis de vivre ce jour et de
vous annoncer moi-même...

On s'arrêta de respirer.

—  ...   qu'il  y a promesse  de  mariage  entre Miss Imogène McCarthery habitant Callander, retraitée et le major Roderick Cloheen, habitant Edinburgh, également retraité. Que Dieu les bénisse! Et maintenant, tous en chœur, nous allons chanter le psaume : « A une heure ou une autre, vous entrerez dans la maison du Seigneur, si votre âme n'est pas corrompue. »

Mrs Frazer qui tenait l'harmonium attaqua le cantique comme si elle montait à l'assaut et les voix des pieuses gens de Callander se fondirent en un cri de triomphe.

A la sortie du temple, Imogène McCarthery et son fiancé reçurent les salutations des notables. Les adversaires les plus acharnés de la belliqueuse vieille fille vinrent lui dire les souhaits qu'ils formaient pour son bonheur. Le docteur Jonathan Elscott, un de ses fidèles supporters, tint à lui exprimer sa surprise et jeta une ombre sur la satisfaction de Miss Carthery en déclarant qu'elle aurait toujours des idées saugrenues. Jefferson McPuntish secoua chaleureusement les mains de son ennemie d'hier et celle de son hôte du moment. Il présenta à l'Écossaise Dougal Fettercairn et sa femme Moira. Imogène les trouva sympathiques. Elle eut un haut le corps en voyant s'approcher, Mrs Frazer, Mrs Sharpe, Mrs Plury, Margaret Boolitt et Élizabeth McGrew, en bref toutes celles avec qui elle avait eu si souvent maille à partir, mais ces dames fondirent en congratulations et les plus hardies n'hésitèrent pas à poser des lèvres racornies sur les joues sèches de Miss McCarthery. Toutefois, le grand moment eut lieu lorsqu'Archi-bald McClostaugh, son casque sur son bras replié, offrit ses hommages à la future Mrs Cloheen. Il sembla à tous qu'une page venait d'être tournée dans la petite histoire de Callander. Superbe, le sergent déclara d'une voix forte afin que nul n'en puisse rien ignorer :

—  Miss McCarthery, nous avons eu souvent des
différends, vous et moi. Mais aujourd'hui où vous
rejoignez le monde des honnêtes gens, j'oublie les
griefs que je nourrissais contre vous et vous
souhaite tout le bonheur possible avec ce gentle
man que j'ai l'honneur de saluer.

Le major Cloheen se contenta d'un « Merci, mon ami »^ssez désinvolte tandis que la fiancée disait, des larmes dans la voix :

—  Archibald, je crains de vous avoir méconnu...
et votre attitude est d'un gentleman, car je me
doute de ce que vous devez souffrir!

Le sergent la regarda, incompréhensif.

    Je vous demande pardon, Miss, mais de quoi suis-je supposé souffrir?

    Mais de ce qu'un autre ait pris la place que vous ambitionniez... Hélas! mon pauvre Archie, le cœur ne se commande pas !

Indigné, redevenu rouge cerise, McClostaugh voulut protester et n'en eut pas le temps, emporté par le flot de ceux qui tenaient à saluer les fiancés.

Cependant, cette cérémonie tout à la gloire d'Imogène McCarthery devait se terminer par sa déconfiture. Ses plus chers compagnons, ceux qui partageaient le plus profondément ses convictions quant à la supériorité naturelle des Écossais sur les Anglais ou quant à la légitimité des ambitions des Stuarts à gouverner le Royaume-Uni, Ted Boolitt et son valet Thomas, William McGrew, Fergus Mclntyre le garde-pêche et Léonard Elroy, l'époux de Rosemary, Cornway, le coroner et Ned Billings, le maire, passèrent devant elle sans s'arrêter. Sur le moment, elle n'en crut pas ses yeux puis, oubliant toute dignité, elle appela :

—  Ted!

Tous, ils se retournèrent et la saluèrent avant de poursuivre leur chemin et Imogène McCarthery, l'indomptable, se mit à pleurer. Son fiancé la prit par le bras :

—  Que vous arrive-t-il, ma chère ?

   Vous les avez vus, Roderick? vous les avez vus?

   Qui donc?

   Mes amis... Enfin, ceux qui étaient mes amis... Pourquoi cet affront?

   Ne vous souciez donc pas de ces rustres, ma chère et ne songez qu'à nous deux.

Pour la première fois de sa vie, Imogène ne savait plus trop ce qu'elle devait faire et ce fut d'une voix hésitante qu'elle répondit :

   Vous le croyez vraiment, Roderick?

   J'en suis sûr, darling.

S'entendre appelée « chérie » ravissait Imogène et, du même moment, la gênait. Peu encline aux choses de l'amour, son âme puritaine s'émouvait à frôler le péché, mais en frémissait de honte. Plus d'un demi-siècle de vertu farouche ne pouvait céder d'un coup et fussent-elles légales, les amours lui paraissaient toujours avoir un relent de débauche. Les seules étreintes qu'elle ait jamais connues, étaient celles qu'elle infligeait aux bouteilles de ce cher vieux whisky qui guérissait de tout, ceux qui avaient eu la chance de naître au-delà de la Tweed, en venant du Sud naturellement.

Le major s'inclina légèrement sur sa compagne et lui souffla dans le cou :

—  Et si nous allions chez vous... Mrs Cloheen?

Miss McCarthery frémit voluptueusement et s'appuyant un peu plus sur son fiancé prit le chemin de sa maison où Rosemary l'avait précédée.

Le malheur voulut que sur la route de sa demeure, le couple qui venait de s'engager devant tous, croisât l'épicier William McGrew qui, une fois encore, s'apprêtait à passer en feignant de ne pas voir son amie d'autrefois, lorsqu'Imogène l'attrapa par le bras.

—  William! Que vous arrive-t-il?
Sournois, l'épicier regarda Miss McCarthery à

travers   ses   paupières   mi-closes   et,   ironique, s'enquit :

—  A moi, Miss?
Imogène rougit.

—  Mais enfin, William, pourquoi vous condui
sez-vous de la sorte envers moi?

McGrew se redressa et lança d'une voix forte :

—  Parce qu'il y a des choses qu'on n'a pas le
droit de faire quand on s'appelle Imogène McCar
thery!

Le major intervint, très supérieur :

—  Je vous prie de vous exprimer sur un autre
ton quand vous parlez à ma fiancée!

L'épicier changea de ton, en effet, mais pas dans le sens que souhaitait Coheen.

—  Vous, je vous conseille de la fermer si vous ne tenez pas à ce que je vous la ferme moi-même! Roderick en resta pantois et McGrew s'en fut non sans avertir Imogène :

—  Je m'en vais où vous n'avez plus votre place,
Miss, au Fier Highlander où se réunissent les
vrais Écossais!

Lorsqu'ils furent, l'un et l'autre, remis de leur émotion, Imogène et Roderick reprirent leur marche vers le cottage de Miss McCarthery, quand soudain l'Écossaise aux cheveux rouges, l'indomptable fille du capitaine McCarthery, celle qui se tenait pour l'héritière spirituelle de Robert Bruce, s'arrêta en s'exclamant :

   Il ne sera pas dit que je m'inclinerai sans comprendre ce qu'ils ont contre moi!

   Je vous en prie, darling, oubliez ces gens-là et...

   Non! Je ne permettrai à personne de se conduire de cette façon à mon égard. J'ai droit à des explications et je les aurai! Venez, Roderick!

   Où cela?

   Au Fier Highlander!

* *  *

Au Fier Highlander, on eût dit une veillée funèbre. Ted Boolitt, appuyé sur son comptoir, semblait perdu dans un rêve sans fin. Il était si détaché des choses de la terre que Margaret sa femme, pouvait se permettre de lui parler sur un ton qui, en d'autres circonstances, lui eut valu une belle correction de la part d'un homme fort jaloux de son autorité. Mais Margaret était si heureuse d'être débarrassée d'Imogène qu'elle se sentait toutes les audaces.

—  Vraiment, Ted Boolitt, vous vous rendez
ridicule! Ne penserait-on pas qu'on vous a appris
la mort de votre bien-aimée!

Comme il ne répondait pas, elle insista, montrant les consommateurs :

—  Et ceux-là qui sont aussi stupides que vous!
Que cette grande jument rouge ait trouvé preneur,
c'est déjà extraordinaire, mais que des hommes
comme vous ou McGrew ou Mclntyre en souffrent,
voilà qui dépasse les limites de l'absurde!

Hiératique, pareil au sphynx laissant son regard vide flotter sur les sables du désert, Ted ne sourcilla même pas. Sans doute n'avait-il pas entendu. L'apparition des trois veuves suscita une légère émotion bien vite calmée par l'indifférence générale. Margaret tint à les installer elle-même. Bravant les foudres conjugales, elle leur offrit une tournée de ginger-beer et prit place à leur table. Des temps nouveaux étaient venus et lorsqu'Archibald McClostaugh, sous prétexte de se rendre compte si tout était décent au Fier Highlander, entra pour boire subrepticement un whisky, les habitués eurent l'impression qu'ils avaient leur vainqueur sous les yeux. Ils en parurent encore plus abattus. Le sergent posa sur la maigre assistance un œil triomphant et salua de la plus jolie manière les veuves et Mrs Boolitt qui partageaient sa satisfaction victorieuse. Le défaut essentiel de McClostaugh était son manque de tact. Il en fournit une preuve nouvelle en demandant au patron :

—  Alors, Ted, quelque chose qui ne va pas ?
Boolitt l'examina comme s'il avait en face de lui,

brusquement surgi de la nuit des temps, un pithécanthrope et répliqua sèchement :

—  Et vous?

La réponse désarçonna le policier.

   Je ne comprends pas votre question, Ted Boolitt car si vous, vous paraissez mélancolique, il n'en est pas de même pour moi, Dieu merci !

   Vous devriez pourtant!

   Pourquoi?

   Parce que le Seigneur s'est montré cruel envers vous Archibald McClostaugh en dotant votre crâne énorme d'une cervelle d'oiseau!

D'un élan, le sergent projeta son bras par-dessus le comptoir et attrapa Ted par le cou, mais au même instant la porte du Fier Highlander s'ouvrait devant Miss McCarthery qui précédait le major Cloheen. Dès lors, Boolitt et le policier se désintéressèrent de leur querelle particulière pour regarder le couple qu'accueillait un silence pesant. Seules, les trois veuves et Margaret Boolitt s'empressèrent, avec des sourires et des gloussements à rendre l'atmosphère plus respirable pour les nouveaux venus. Toutefois, ce fut l'arrivée de Dougal Fettercairn et de sa jeune femme qui arrangea les choses. Ils s'assirent à une table où Ted vint en personne prendre leur commande, semblant ignorer les fiancés. Miss McCarthery protesta :

—  Eh bien! Ted, et nous?

Sans se retourner, le patron ordonna :

—  Margaret, comme il ne m'est pas permis
d'interdire ma maison aux gens qui ne me plaisent
pas, veuillez servir ces clients-là.

L'injure était si forte, la volonté d'être méchant si évidente ,que chacun en demeura saisi. Mrs Boolitt voulut s'insurger.

—  Vous n'avez pas le droit, Ted Boolitt, de...
Son mari lui coupa brutalement la parole.

—  Je ne sais pas si j'ai le droit ou pas, mais ce
que je sais bien, c'est que si vous ne vous exécutez
pas immédiatement, je vous reconduis à coups de pied dans le derrière là où vous devriez être, à vos fourneaux, au lieu de vous goberger aux frais de la maison avec vos trois vieilles souris !

Les trois veuves, étouffées par une indignation démesurée, incapables de prononcer un mot, caquetaient pareilles à des poules voyant fondre Pépervier. McGrew chuchota au garde-pêche :

   Je pense qu'il pourrait y avoir du sport, Fergus.

   Je l'espère, William.

Les deux amis s'écartèrent un peu de la table où ils buvaient afin d'être prêts à se jeter dans la bagarre qu'ils estimaient se préparer. Imogène se leva et frémissante d'une colère contenue, glapit :

—  Ted, j'exige une explication!

—  Elle est à côté de vous, l'explication!
A son tour, le major se dressa :

—  Me tromperais-je en disant que vous avez
mis dans votre réponse un certain mépris pour ma
personne ?

Le front bas, la mâchoire en avant, Boolitt s'approcha du major :

—  Mister, je vous conseille de filer avant que
je ne me fâche pour de bon!

Roderick Cloheen déglutit difficilement et s'il n'eût tenu qu'à lui, il aurait quitté les lieux sans demander son reste, mais c'était compter sans sa fiancée.

—  Roderick! boxez-le!

Le sergent, appuyé au comptoir, regardait la scène sans avoir la moindre envie d'intervenir, d'abord parce que lui aussi aimait la bataille, ensuite parce que l'affront que lui avait infligé l'Écossaise en le réputant, devant tout le monde, amoureux d'elle, lui était resté sur le cœur. Néanmoins, trouvant que les choses tardaient un peu trop, il leva son verre en déclamant d'une voix forte :

—  Ladies and gentlemen je bois au bonheur de
Miss McCarthery et du major Cloheen!

Archibald n'eut pas le temps de porter le verre à ses lèvres, car un formidable uppercut de Ted le souleva de terre malgré son poids et le fit glisser l'œil vitreux le long du comptoir jusqu'au sol. Cet exploit sportif fut salué d'un hourra! par William et Mclntyre. Dougal Fettercain protesta :

—  Vous l'avez pris en traître !

Ce jeune homme étranger à Callander, n'aurait pas dû se mêler de ce qui ne le concernait en aucune manière. McGrew exécutant une rapide volte-face lui flanqua son poing dans la figure et l'expédia directement sous la table. Sa femme voulut se jeter sur l'épicier  toutes griffes dehors, mais d'une puissante calotte Fergus l'envoya rejoindre son mari. Pendant ce temps, Margaret toujours à l'affût des occasions pour se venger de son époux, empoigna une bouteille de ginger-beer et la cassa sur le crâne de son mari qui s'abattit, le nez en avant sur le policier qui ne parvenait pas à reprendre ses sens. Les trois veuves hurlaient des encouragements à leur amie. Malheureusement pour cette dernière, McGrew l'empoigna par derrière et par la taille et l'envoya par-dessus le comptoir où on l'entendit atterrir dans un fracas de destruction. Les veuves hurlèrent à la mort. Imogène s'en prit à son fiancé.

   Qu'est-ce que vous attendez pour intervenir?

   Vous ne croyez pas que nous ferions mieux de...

   Seriez-vous un lâche, Roderick?

La mort dans l'âme, le major s'approcha de McGrew.

   Ce que vous venez de faire est indigne d'un gentleman.

   Et ça?

Cloheen ne vit pas venir le coup. Il pensa simplement que le mur — par un phénomène inexplicable — était venu à sa rencontre et il tomba à moitié étouffé par le sang qui lui giclait du nez. Furieux d'avoir été abattu par traîtrise devant Moira, Dougal se relevait et se jetait sur Mclntyre qui ne s'y attendait pas. Miss Carthery l'encouragea :

— Allez-y, jeune homme! Montrez-nous que vous êtes un vrai Highlander.

Et elle se précipita pour lui prêter main forte. Archibald revenant à lui se releva. Il examina ce qui se passait au Fier Highlander et poussa un soupir d'aise. Rien n'avait changé à Callander et la scène de bataille qui se déroulait sous ses yeux, il l'avait vue souvent au Fier Highlander. Quoiqu'il en prétendit, en effet, le sergent avait horreur du calme qu'il prônait. Attrapant une chope sur le comptoir, McClostaugh la lança de toutes ses forces sur McGrew, mais Ted l'ayant attrapé par les pieds, fit dévier son tir et ce fut Imogène qui reçut le choc dans le dos. Elle fit un malencontreux pas en avant ce qui lui valut d'encaisser sur l'œil gauche le coup de poing que Moira destinait à l'adversaire de son époux. Alors, perdant ce qu'il lui restait de sang-froid, Miss Carthery se rua au combat.

Le constable Samuel Tyler était plongé dans la lecture d'un manuel de pêche où il était question des différentes sortes de mouches, de leur emploi, de leurs avantages et de leurs inconvénients. Ayant ôté sa tunique, posé son casque, mis les pieds sur le bureau de son chef absent, il se perdait avec délices dans des subtilités qui le ravissaient ou l'indignaient selon qu'elles démontraient ou non la justesse de son propre point de vue. En filigrane, sur les pages du livre, il se voyait dans les Trossachs, profitant de son congé annuel pour traquer la truite, seule pêche digne d'intérêt à ses yeux. En poussant la porte avec violence, Ned Billings, le maire, arracha Sam à ses songes heureux et faillit le faire choir de son siège.

—  Alors, Sam, on s'étripe dans Callander et
vous, vous restez le derrière sur votre chaise!

Tyler connaissait Ned depuis qu'il était venu au monde et les admonestations d'un ancien gamin qu'il avait pourchassé jadis dans les vergers, ne pouvaient guère le troubler. Il prit tout son temps pour retrouver une attitude décente, boutonna sa vareuse et s'enquit doucement :

   Vous disiez, Ned?

   Je disais que des femmes sont venues, affolées, m'apprendre qu'il se passait des choses horribles au Fier Highlander!

   Comment le savaient-elles ?

—  J'ai oublié de le leur demander. Là, d'ailleurs,
n'est pas la question! Filons-y, ensemble!

Quand le maire et le constable arrivèrent au Fier Highlander, tout était terminé. La foule, massée devant la porte du cabaret, regardait celle-ci s'ouvrir et sortir lentement les héros fatigués. En tête, marchaient Imogène — un œil au beurre noir, donnant le bras au major dont le nez ressemblait à une betterave. Puis venaient William McGrew et Fergus Mclntyre. Leurs visages eussent évoqué pour un Lyonnais la poularde truffée de la Mère Brazier, enfin les trois veuves qui psalmodiaient des invectives à l'adresse d'on ne savait qui. Archibald McClostaugh fermait la marche, du sang aux commissures des lèvres et un œil fermé. Tyler se précipita :

   Chef! qu'est-ce qu'il y a eu?

   Nous avons bu à la santé des fiancés... Tout le monde n'a pas été d'accord.

   Je m'en serais douté!

Ted Boolitt, la mâchoire endolorie, les doigts engourdis, remettait, tant bien que mal de l'ordre dans son établissement dévasté lorsqu'un gémissement le fit se diriger vers le comptoir par-dessus lequel il se pencha pour contempler sa malheureuse femme qui revenait péniblement à elle. Quand elle distingua le visage de son mari, elle murmura :

—  Ted... Dites-moi la vérité... Il y a eu un
tremblement de terre ou quoi?

En dépit de ses lèvres tuméfiées, Boolitt eut un rire triomphant.

—  Non, nous avons simplement célébré à la
façon du vieux pays, les fiançailles de cette traî
tresse d'Imogène McCarthery! Et maintenant, si
vous alliez préparer notre lunch, Margaret? A
moins que vous ne prétendiez me priver de
nourriture sous prétexte que vous vous amusez
comme une gamine à vous cacher sous les meubles ?

Passant derrière le comptoir, Ted aida sa femme à se relever et gagna, avec elle, la cuisine, non sans emporter une bouteille de whisky, car ils avaient sérieusement besoin, l'un et l'autre, d'un remontant.

Oubliés de tous, Dougal et Moira Fettercairn reprenaient peu à peu leurs sens. Emmêlés sous la table, ils commencèrent par s'embrasser, puis Moira fondit en larmes.

—  Qu'avez-vous, darling?

Entre deux hoquets de désespoir, la jeune femme bégaya :

—  Si vous voyiez dans quel état vous êtes Doug!
Il essaya de rire :

   Vous savez que vous n'êtes guère plus présentable.

   J'ai honte, Doug...

   Il n'y a vraiment pas de quoi! Vous vous êtes conduite en bonne et brave fille d'Ecosse!

   Et vous trouvez ça plaisant!

   Ma foi...

   Oh! Doug! quand je pense que vous m'aviez promis une escapade romantique, pleine de fleurs, d'oiseaux et de tendresse..

 

 

CHAPITRE PREMIER

Roderick Cloheen était retourné au Cygne Noir pour soigner son nez et se reposer. Jefferson McPuntish eut du mal à croire à la réalité de ce qu'il voyait : un gentleman qui semblait s'être battu comme un portefaix! Il ne put s'empêcher, en dépit de la discrétion que lui imposait son métier, de s'enquérir :

   Un accident, sir?

   Un guet-apens, mon ami.

   Oh! j'espère que vous allez porter plainte, sir?

—  Impossible! La police était dans le coup.
Le major gagna sa chambre après avoir bu deux

ou trois verres de whisky. Les yeux de McPuntish faillirent lui jaillir des orbites, lorsque quelques instants plus tard, Dougal et Moira Fettercairn pénétrèrent à leur tour dans la vieille salle lambrissée de l'hôtel. Lui, était dans un état pitoyable. Quant à sa compagne, avec sa robe déchirée et sa joue droite sérieusement enflée, elle faisait pitié. Se cramponnant à son comptoir, Jefferson balbutia :

    C'est... c'est la réré... révolution?

    Mais non McPuntish, nous avons simplement célébré les fiançailles de Miss McCarthery.

Le patron râla :

    Je l'aurais parié! Avec cette damnée rouquine rien ne peut se passer comme ailleurs! Je suis sûr qu'en ce moment, elle est très fière de ce que des hommes manquant de bon sens — permettez-moi de le dire, Mr Fettercairn — se soient battus pour elle!

    Oh! vous savez, elle a mis la main à la pâte!

Jefferson gémit :

—  Le jour où elle s'engageait devant Dieu et
dans la propre maison du Seigneur!

Contrairement à ce que pensait le propriétaire du Cygne Noir Imogène ne se sentait pas fière du tout. Ayant renvoyé Rosemary Elroy — qu'elle avait dû ranimer après que cette dernière lui eut ouvert la porte et dont elle ne supportait pas les plaintes apitoyées — Miss McCarthery, allongée sur son lit, se livrait tout entière à un chagrin où le remords et la honte trouvaient leur part. Après les derniers événements du Fier Highlander où pour la première fois depuis qu'elle était revenue habiter Callander (et cette idée lui taraudait le cœur) Imogène avait été dans un camp opposé à celui de ses copains de toujours, elle se sentait retranchée d'une communauté sans laquelle l'existence n'aurait plus de goût pour elle. Elle voyait la véhémente hargne de Ted, l'air résolu de William, le flegme de Fergus ; elle entendait les remarques ironiques du docteur Elscott ; elle éprouvait une douce chaleur en pensant à la fraternelle affection de Sam Tyler, de Léonard Elroy (qui ne partageait pas du tout les opinions de sa femme sur la nécessité pour Imogène de se marier à près de soixante ans), à l'amitié de Ned Billings et à tant d'autres solides gaillards, francs buveurs et prompts à en venir aux mains, des types enfin avec lesquels elle était en parfaite communion d'idées. Quand elle serait devenue Mrs Cloheen, elle romprait avec son cher petit monde de Callander... D'ailleurs — bien qu'ils n'aient pas encore abordé la question — elle prévoyait que le major lui demanderait d'aller vivre à Edinburgh. En bref, son mariage la mettrait dans l'obligation de briser tous les liens l'unissant à un passé qu'elle aimait, à un coin de terre loin duquel elle ne serait plus jamais elle-même. Cette mélancolique perspective incita Imo-gène à se rappeler la triste façon dont son fiancé s'était conduit au Fier Highlander et, malgré elle, elle souriait en revoyant la manière dont William McGrew avait mis le major hors de combat. En comparaison, elle eut une pensée émue pour ce jeune couple qui, bien que ne la connaissant pas, n'avait pas craint de prendre sa défense. Non, décidément, Miss McCarthery n'avait plus tellement envie de changer d'état civil et même, elle se demandait ce qu'il lui avait pris de vouloir se marier. A mi-chemin entre la veille et le sommeil, elle se souvenait de cet enchaînement l'ayant amenée à la situation où elle se trouvait aujourd'hui.

Cela, pourtant, s'était passé le plus benoîtement du monde. Imogène avait appris, au cours du rapport sur les événements de Callander que Rosemary lui faisait tous les matins en venant prendre son service, qu'un officier en retraite était pensionnaire à l'hôtel du Cygne Noir où il se reposait. Dès qu'on parlait d'officier, Miss McCarthery pensait à son cher papa. Aussi, lorsque dans la rue principale de  Callander,  elle croisa un gentleman d'une soixantaine d'années ayant la raideur de ceux qui ont longtemps porté l'uniforme, elle lui rendit fort aimablement le salut qu'il lui adressait. L'aventure ne serait sans doute pas allée plus loin si, un après-midi, le major n'avait sonné à la porte d'Imogène et demandé la permission à Rosemary de présenter ses devoirs à la fille du capitaine McCarthery qu'il croyait avoir rencontré autrefois, aux Indes.

Tout était parti de cette visite. Roderick Cloheen avait confié à son hôtesse ses misères d'homme seul. L'armée avait été son unique maîtresse et, l'âge de la retraite venu, le major rendu à la vie civile, avait goûté l'amertume de la solitude réservée aux célibataires. De son côté, Miss McCarthery avoua à son visiteur qu'à elle aussi, la solitude pesait parfois. D'ici à supposer que leur rencontre donnait peut-être à tous deux une chance de s'évader d'un isolement qui irait s'accen-tuant avec le temps, il n'y avait qu'un pas. Toutefois, ils mirent des semaines à le franchir et cela à l'insu de tous. On s'apercevait bien que Miss McCarthery se promenait souvent avec le pensionnaire de Jefferson McPuntish, mais les plus vindicatives des femmes de Callander n'auraient pas osé se risquer à prétendre que la grande et chevaline   Écossaise   pourrait  tomber  dans  les filets de l'amour et encore moins qu'un gentleman aussi distingué que le major Cloheen s'éprît d'une telle créature. Quant aux amis d'Imogène, ils nourrissaient suffisamment d'estime à son endroit pour se persuader qu'elle ne les trahirait jamais et demeurerait — sur le plan sentimental et idéologique — leur propriété. Ils n'envisageaient pas que la championne de l'indépendance écossaise ait assez peu de respect d'elle-même pour sacrifier sa mission à un homme quel qu'il fût. C'est pourquoi, l'annonce des fiançailles fit l'effet d'une bombe.

A dire la vérité, cependant, le bruit de fiançailles possibles avait d'abord été chuchoté entre commères incrédules, puis s'était glissé dans des foyers sérieux, avait chatouillé agréablement l'oreille du révérend Haquarson et de sa femme, s'était heurté à l'incrédulité du docteur Elscott, de tous les familiers du Fier Highlander et d'Archi-bald McClostaugh, si bien que lorsque la nouvelle fut officielle, elle surprit autant ceux qui avaient refusé d'ajouter foi à ce qu'ils tenaient pour des racontars, que ceux ayant feint d'y croire.

* * *

Au lendemain de la bagarre du Fier Highlander, Imogène McCarthery était presque résolue à ne plus se marier. Seule, la pudeur d'un nouvel éclat la retenait. Elle n'osa pas faire part de ses velléités antimatrimoniales à Rosemary, mais fit répondre qu'elle était absente lorsque le major téléphona pour prendre de ses nouvelles. Elle poursuivit son manège durant deux jours, ne sortant qu'à la nuit pour prendre l'air. C'est ainsi qu'un soir, elle rencontra Fettercairn et sa femme qui se promenaient étroitement serrés l'un contre l'autre. Imogène sauta sur l'occasion qui s'offrait à elle de remercier ces jeunes gens. Elle leur dit sa gratitude pour avoir pris sa défense. Dougal rétorqua que depuis que Moira et lui se trouvaient à Callander, ils avaient entendu tant de choses étonnantes sur Miss McCarthery qu'ils souhaitaient, tous deux, passionnément, la rencontrer et qu'au Fier High-lander, sans se concerter, ils s'étaient mêlés spontanément à ceux qui défendaient l'honneur d'une personne qu'ils admiraient avant même que de la connaître. Miss McCarthery buvait du petit lait et se persuadait de plus en plus qu'une pareille gloire ne pouvait que se tenir au contact du mariage Elle invita les amoureux à prendre le thé, le surlendemain.

Au moment où Imogène s'apprêtait à prendre congé de ses nouveaux amis, Dougal, la gorge serrée, déclara d'une voix inquiète :

   Miss... Vous vous montrez si gentille à notre égard que... enfin, je ne me sens pas le droit de... de vous tromper.

   De me tromper ? Comment cela ?

   Moira et moi ne sommes pas mariés, du moins ensemble.

   Ah...

Le puritanisme de Miss McCarthery la faisait se refermer devant l'aveu, si honnête, si sympathique fût-il, du péché. Glaciale, elle s'enquit :

   Dois-je entendre que vous êtes mariés chacun de votre côté?

   Non, seulement Moira... Elle s'appelle Moira Skateraw... Elle a épousé une brute qui ne la comprend pas du tout!

Moira pleurnicha :

   Je suis si malheureuse... Alors, quand j'ai rencontré Doug... j'ai... j'ai cru que je pourrais revivre...

   Pourquoi ne pas divorcer, dans ce cas?

   Keith s'y oppose! IL menace de me tuer si je le quitte!

   Et malgré cela, vous...

—  Je préfère mourir que de ne plus voir Doug!
Une  fois  encore,  le  romantisme  d'Imogène,

fille et sœur de tous ces fous d'Écossais, balaya ses restrictions puritaines. Elle prit Moira dans ses bras.

—  Je ne sais pas encore comment je m'y pren
drai, mais je sauverai votre amour !

Lorsque Imogène rentra chez elle, elle avait oublié sa mélancolie des dernières heures. Elle avait retrouvé une cause à défendre, une cause pure en dépit des apparences. Si ce Skateraw se figurait qu'il allait agir à sa guise à Callander, dans le Callander de Miss McCarthery, il se trompait et la vieille fille s'endormit en se berçant d'hypothétiques et chimériques combats.

*  *

Le nez du major avait presque repris son format normal lorsqu'il se présenta chez Miss McCarthery et y fut enfin reçu.

—  Ma chère amie... Vous avez dû être terrible
ment secouée par ce qui nous est arrivé dans ce
repaire de voyous?

Imogène haussa les épaules.

   J'en ai vu d'autres!

   Ah?... je craignais que vous ne fussiez encore trop meurtrie pour me recevoir.

   Vous voyez qu'il n'en est rien... Roderick, quand nous serons mariés, où habiterons-nous?

   J'avais primitivement l'intention de retourner à Edinburgh, mais, darling, je me suis rendu compte que ce serait une mauvaise action que de vous arracher à votre pays natal... alors, nous vivrons ici, si vous le voulez bien?

   Merci, Roderick... Il m'aurait été très pénible, en effet, de quitter Callander...

Un silence se fit que ni l'un ni l'autre ne savait rompre et pour les sortir tous deux d'une situation embarrassante, Imogène proposa :

   Désirez-vous visiter la maison?

   Bien sûr!

Ils commencèrent par la cave où le major contempla avec satisfaction une jolie quantité de bouteilles de whisky, puis ils se promenèrent à travers le rez-de-chaussée avant de grimper à l'étage. Cloheen, dans la chambre d'Imogène, s'inclina gravement devant la photographie du capitaine McCarthery ce qui émut profondément la fille de ce dernier. La voix mouillée par la reconnaissance et dans le but de masquer son émotion, Miss McCarthery dit en minaudant :

Je ne pense pas que ce soit dans les bons
usages qu'une fiancée introduise son fiancé dans
sa chambre avant le mariage...

Le major rit complaisamment.

   D'ici peu, darling, nous y dormirons côte à côte!

   Quoi!

   Qu'avez-vous, ma chère ?

   Vous avez l'intention de coucher dans MA chambre !

   Naturellement!

   Alors, vous vous figurez que je vais m'habiller et me déshabiller devant un homme ?

—  Un homme qui sera votre mari, darling!
Éperdue, Imogène, mise soudain en présence des

réalités du mariage, bégaya :

   Je... je n'avais pas... pensé... envisagé... Câlin, le major s'approcha :

   Pourtant, ma chère, un mari...

   Peut-être mais...

—  Il n'y a pas, il n'y a plus de mais, Imogène
chérie... Vous serez à moi! J'aurai le droit de tout
exiger de vous!

Ce n'était pas le ton qu'il fallait employer avec Miss McCarthery.

   Décidément, major, il faut que je vous demande pardon... Je crois que je ne suis pas faite pour ce genre de... d'épreuve...

   Qu'en savez-vous, darling?

Cloheen était habitué à vaincre. Il se fia à son expérience et prenant Imogène par la taille, il lui plaqua un baiser sur les lèvres. Malheureusement, pour lui, le major n'était pas rompu aux mœurs de Callander. En un clin d'œil, la déroute remplaça ce qu'il tenait déjà pour une victoire. D'un violent coup de reins Miss McCarthery se dégagea en criant :

—  C'est... c'est dégoûtant!

Et la maîtresse paire de claques que lui administra Imogène laissa Cloheen sans réaction. En même temps, il se sentit empoigné, tiré, bousculé hors de la chambre, malmené sur le palier et enfin poussé dans l'escalier qu'il descendit sur le derrière. Miss McCarthery arriva en bas presque aussi vite que lui, le ramassa comme un paquet de linge sale, le mit debout, lui colla son melon sur la tête au passage et l'obligeant à courir jusqu'à la porte du jardin, le jeta dehors en criant :

—  Espèce de débauché : vous êtes la honte de
l'Ecosse! Ne remettez jamais les pieds ici! Je ne
veux plus jamais vous revoir, obsédé!

Rentrant dans son living-room, Imogène calmée, se frotta les mains en s'avouant à elle-même :

—  Voilà une bonne chose de faite !

Et soudain, libérée, rajeunie, elle esquissa un pas de gigue et s'en fut boire un verre à la mémoire de son père et de Robert Bruce.

Cloheen fit irruption au Cygne Noir dans un état de fureur indescriptible et à Jefferson qui somnolait à son bureau, il cria :

Une folle ! une véritable folle ! voilà ce qu'elle
est! Donnez-moi une bouteille de whisky et un
verre, je vais me soûler dans ma chambre !

Plein de dignité, le patron répliqua :

   Sir, je ne tolère pas que chez moi...

   Ce que vous tolérez ou ne tolérez pas, je m'en fous ! Ce ne serait quand même pas la peine d'avoir obtenu la Grande Charte si l'on n'avait pas le droit de se cuiter à domicile ! Alors, grouillez-vous de me remettre cette bouteille, mon gars, sinon je casse tout dans votre sacrée boutique!

Jefferson qui n'avait rien d'un foudre de guerre tendit la bouteille et le verre, puis s'en fut s'installer devant la cheminée en ruminant de tristes pensées sur les changements survenus dans l'éducation britannique depuis qu'il avait abandonné les frais chemins de l'adolescence.

A l'heure du dîner, on dut frapper longtemps à la porte du major pour l'arracher à un sommeil qui ne l'avait pas dessoûlé. Le voyant descendre l'escalier en se tenant à la rampe, McPuntish se félicita de ce qu'il n'y eût comme pensionnaires, en dehors de cet encombrant sexagénaire, que ce couple trop perdu dans sa tendresse pour s'occuper d'autre  chose  que  de  lui-même.   Cloheen  prit péniblement place a la table qui lui était réservée, mangea deux ou trois bouchées en silence puis brusquement, repoussa son assiette et hurla :

—  Je vous dis que c'est une garce, McPuntish!
Elle s'est foutue de moi! et personne ne s'est encore
jamais payé la physionomie de Roderick Cloheen,
D.S.O.!

Dougal et Moira regardèrent l'excité avec curiosité tandis que Jefferson s'efforçait de calmer son hôte :

   Voyons, major... Un homme de votre qualité ne doit pas se donner en spectacle...

   Dites-donc, vous, je ne vous ai pas sonné, hein ? Alors, mêlez-vous de vos oignons et ne vous amusez pas à venir piétiner mes plates-bandes! Vous avez compris? D'abord, de quel droit vous permettez-vous de me juger? Vous ne savez même pas l'abominable tour qu'elle m'a joué, votre Écossaise aux cheveux rouges!

Il se tourna vers les jeunes gens :

—  Écoutez un peu ça, vous autres ! On devait se
marier... On s'est même, à cette occasion, flanqué
des coups avec je ne me rappelle plus qui, pour je
ne sais pas quoi... Alors, elle m'a offert de visiter
sa maison où nous vivrions sitôt que je lui aurais
passé la bague au doigt... A vrai dire, c'était
surtout la maison qui m'intéressait, parce que la
bonne femme,  hein,  entre  nous, c'est pas  du gâteau!

Jefferson McPuntish détestait Imogène, mais s'il entendait s'exprimer lui, avec la plus grande liberté de langage sur le compte de la fille du capitaine McCarthery, il ne supportait pas qu'un étranger l'imitât.

—  Major, je vous rappelle que Miss McCarthery
est une de mes concitoyennes, et je ne tolérerai pas
que vous parliez d'elle avec autant de cynisme et
de vulgarité.

Dougal Fettercairn, de sa table, lança :

   Bravo! Mr McPuntish... Un conseil, major : remontez donc dans votre chambre et allez cuver votre whisky!

   Et qui êtes-vous, vous, pour vous permettre de me donner des ordres ? Non, mais pour qui vous prenez-vous, vous autres, les Écossais ? pour le sel de la terre, sans doute ? Et puis, je vais leur montrer à cette bande de sous-développés du Fier High-lander qu'un major de l'armée britannique ne les craint pas!

Il se leva et titubant, se dirigea vers la porte.

—  Il y aura du cadavre, les gars ! Tel que vous
me voyez, je les rosserai ces sacrés Écossais !

Au moment de sortir, il se retourna :

Parce que toute maligne qu'elle se croit la
grande bique rouge, elle ne s'est même pas rendu
compte que je ne suis pas écossais et que je n'avais
jamais fichu les pieds dans ce pays de sauvages
avant de rappliquer chez cette vieille noix de
Jefferson McPuntish!

Après le départ du major, il y eut un grand silence, puis le patron soupira :

—  Et moi qui le prenais pour un gentleman...
Il attrapa le téléphone et composa le numéro du

poste de police :

—  C'est vous? sergent? hein? Oui, d'accord, je
me doutais bien que ça ne pouvait pas être le monstre
du Lochness que je trouverais au bout du fil...
Vous avez raison... Tout de même, si vous vous
montriez aimable, une fois dans votre vie, McClos-
taugh, vous pensez que vous attraperiez la jau
nisse? Pardon?... Mais non, je ne vous méprise pas
parce que vous êtes né dans les Lowlands, nul n'est
responsable de sa naissance... Quoi?... Où avez-
vous pris que j'insultais votre mère?... Et puis ça
suffit, sergent! Je suis persuadé que vos parents
étaient de forts honnêtes gens et maintenant,
voulez-vous, oui ou non m'écouter? Si vous
m'aviez laissé parler, il y a longtemps que vous
sauriez ce que j'ai à vous dire... Il y aura du grabuge
tout à l'heure au Fier Highlander, où le major,
complètement ivre, vient de partir pour déclencher un scandale... si jamais il y arrive.

Il n'y arriva pas et Samuel Tyler trouva Roderick Cloheen étalé sur le sol, les bras en croix, à l'entrée de Callander. Il ronflait comme une toupie et le constable eut toutes les peines du monde à le ramener au Cygne Noir où il dut aider le patron à coucher son hôte.

*

Ainsi qu'il avait accoutumé de le faire chaque soir, le révérend Haquarson lisait quelques passages de la Bible à sa chère épouse, lorsque le timbre de l'entrée résonna dans le silence évangé-lique. Le premier réflexe du pasteur fut de lever les yeux sur la pendule pour constater qu'il était presque neuf heures, puis il regarda sa femme et celle-ci traduisit à haute voix l'interrogation muette de son époux :

—  Qui cela peut-il bien être?

A nouveau, le visiteur manifesta son impatience en appuyant plus durement sur le bouton de la sonnette.

—  Je vais ouvrir...

Pendant que sa femme allait voir qui venait déranger son mari, ce dernier, tout en troquant sa robe de chambre contre son veston, essayait de se remémorer la liste de ses paroissiens en danger de mourir par suite d'accident. Il n'en avait pas trouvé un seul lorsque sa compagne revint suivie d'Imogène et annonça, incrédule :

   C'est Miss McCarthery, Reginald, qui a, paraît-il, de graves révélations à vous faire.

   Ah?... Il faut, en effet, que ce soit bien grave pour justifier une visite aussi tardive.

Imogène cria plus qu'elle ne dit :

J'ai rompu mes fiançailles et flanqué hors de
chez moi cet impudent major Cloheen. J'ai tenu à
ce que vous en soyez le premier informé, révérend.

Haquarson se laissa tomber dans son fauteuil avec un gémissement pitoyable. Ainsi, tout était à refaire et cette incroyable amazone qu'il espérait avoir vue prendre enfin le bon chemin, s'en écartait à nouveau. Mrs Haquarson joignit les mains, ferma les yeux et murmura une courte prière alors que son mari se redressant, demandait à la visiteuse :

   Ce n'est pas possible, Miss McCarthery! Vous vous êtes engagée devant tous et plus encore devant Dieu.

   J'étais aveuglée!

   Aveuglée?

   Et c'est le Seigneur qui m'a ouvert les yeux, juste à temps!

Haquarson grogna :

   Juste à temps, c'est une façon de parler! Je regrette que le Seigneur puisque vous lui en attribuez l'initiative ne S'y soit pas pris quelques jours plus tôt, cela nous eût évité un nouveau scandale... Cependant, Miss, je veux croire que votre décision n'est pas irrévocable?

   Elle l'est!

Le pasteur s'emporta :

A la fin des fins! Il faudrait tout de même
savoir ce que vous voulez, Miss McCarthery!

L'Écossaise regarda son interlocuteur avec des yeux étonnés :

   Moi? rien.

   Comment ça, rien!

   Je suis simplement venue vous avertir, par correction.

La colère gagnait peu à peu du terrain dans l'esprit du révérend qui n'était pas, d'ailleurs, d'un tempérament paisible.

—  Par correction, hein?
Il éclata :

   Et vous jugez correct de rompre des fiançailles célébrées publiquement, au temple, et ce, quelques heures après avoir engagé votre foi?

   Oui, quand on s'aperçoit qu'on a failli devenir la compagne d'un... d'un être répugnant!

      Décidément, vous êtes folle !

Mrs Haquarson voulut ramener le débat à ses justes proportions et tirant son mari par sa veste, elle chuchota :

—  Reginald... je vous en prie... calmez vous!
D'une secousse brutale, le pasteur fit lâcher prise

à sa femme et rugit :

—  Vous n'avez pas d'ordre à me donner! et
j'estime que c'est mon devoir de montrer à Miss
McCarthery l'erreur de sa conduite qui, une fois
de plus, suscitera le scandale dans Callander!

S'il y avait une chose qu'Imogène détestait le plus au monde, à part les Anglais, c'était l'injustice.

—  Vous osez me blâmer parce que je me refuse
à épouser un dépravé! C'est le comble! Vous, un
homme de Dieu!

Le pasteur ne recouvra son sang-froid qu'au moment où Imogène s'apprêtait à sortir.

—  Miss McCarthery, si vraiment vos accusa
tions sont fondées, je vous adresse mes excuses et
j'espère que, de votre côté, vous me présenterez
les vôtres pour avoir osé porter un jugement
calomnieux sur mes mœurs. Revenez, miss McCar
thery et expliquez-moi quelles ont été les honteuses
propositions que ce major vous a faites.

Pendant qu'Imogène obéissait, Haquarson conseillait à son épouse :

—     Retirez-vous, ma chère amie. Il risque d'être
question ici de choses qui ne pourraient que vous
salir l'esprit.

La femme du pasteur gagna donc sa chambre après avoir salué Imogène et reçu le baiser conjugal sur son front dont la sérénité n'avait jamais été altérée, depuis qu'elle était devenue la compagne d'un soldat du Seigneur. Quand elle fut partie, Haquarson dit :

    Dans quelles circonstances, votre fiancé, s'est-il conduit de manière répréhensible?

    Alors que je lui faisais visiter ma maison lorsqu'il m'eut promis — à ma grande joie — que nous ne quitterions pas Callander après notre mariage.

L'estime que le révérend portait au major baissa aussitôt de nombreux degrés.

—  Et... que s'est-il passé?

Frémissante encore d'indignation en revivant la scène qui avait eu heu quelques heures plus tôt, Imogène déclara :

    Il m'a confié son intention de... de coucher dans ma chambre et de... de... enfin, vous me comprenez...

    Oui et ensuite?

    Il m'a attrapée par la taille et m'a posé un baiser sur les lèvres!

Haquarson examina le visage de son interlocutrice pour essayer de savoir si elle se moquait ou non de lui. Il dut conclure à sa sincérité. Pendant qu'il cherchait ses mots, Imogène ajouta à voix basse :

—  J'ai eu l'impression de me trouver entre les
pattes d'une bête!

Cette fois, ce fut la silhouette de sa visiteuse que le pasteur étudia, pour convenir lui-même que certain officiers retraités avaient d'étranges inclinations ou un sens de l'esthétique qui ne devait pas être celui des civils.

Après un assez long silence où Haquarson se demandait ce qu'il fallait dire à Imogène pour la ramener à une vue plus réaliste des obligations matrimoniales, il déclara :

    A part son geste déplacé, qui n'était, je veux le croire, qu'une audace due à la passion, la conduite de votre fiancé ne me semble pas témoigner d'une dépravation quelconque, Miss McCar-thery.

    Comment! A nos âges, vous trouveriez normal que... que nous cohabitions dans la même chambre ?

    C'est la loi commune, vous savez!

    Dans ce cas, cette loi n'est pas faite pour moi !

    Miss  McCarthery, je  rends  grâce  à  une pudeur sympathique en un temps où les impudiques tiennent le haut du pavé, mais il importe de ne pas exagérer. Une femme n'a pas de secrets pour son mari, ni spirituel ni physique.

    Je me refuse à envisager cette éventualité!

    J'ose espérer qu'à votre âge, Miss McCar-thery, vous n'ignorez plus comment les enfants viennent au monde?

    Lorsque j'étais petite, Rosemary Elroy qui m'a élevée après la mort de ma pauvre chère maman et qui est encore à mon service aujourd'hui, m'a appris qu'on les trouvait dans les rhododendrons.

La mâchoire du pasteur tomba, tant la stupeur l'accablait. Il se reprit pour demander :

    Et votre opinion n'a pas changé depuis ce temps lointain?

    Si, bien sûr, mais en vérité, je n'ai pas cherché à creuser la question. Je ne peux plus, hélas, ne pas savoir que les bébés ne se trouvent pas dans les rhododendrons, et je me permets de le regretter.

    En somme, vous estimez que l'Éternel ayant dit que l'homme et la femme ne feraient qu'un tout, moralement et physiquement, a eu tort?

—  Simplement, je n'approuve pas.
Haquarson était très chatouilleux sur ce qui
touchait les textes sacrés et la moindre critique le jetait hors de lui.

—  Miss McCarthery, vous êtes une impie!
Imogène se dressa d'un jet.

—  J'étais venue par respect pour votre sacerdoce
et non pour recevoir des insultes! Si vous ne me
comprenez pas, si vous ne m'approuvez pas, c'est
que vous n'êtes qu'un sépulcre blanchi!

A son tour, le révérend se leva d'un bond.

   Retirez immédiatement ce que vous avez dit!

   Je n'avais pas cru ceux qui m'assuraient que vous étiez un sournois, un hypocrite et un faux serviteur de Dieu, maintenant, je sais que j'ai eu tort! Adieu, serviteur de Baal! Vous ne valez pas mieux que le major!

La manière dont Miss McCarthery claqua la porte secoua la petite maison tout entière.

Se réveillant, Mrs Haquarson fut étonnée de ne pas sentir la présence de son époux dans la chambre. Surprise, elle alluma la lampe de chevet et constata que le Ut du pasteur n'était pas défait. Inquiète, elle abandonna sa couche et, dans ses pantoufles se glissa silencieusement jusqu'à la pièce où elle avait laissé son mari en tête à tête avec ImogèneMc Carthery. Elle constata que la visiteuse n'était plus là et découvrit le révérend prostré dans son fauteuil. Elle s'approcha :

—  Eh bien! Reginald, vous ne vous couchez
pas?

Il leva vers elle des yeux encore hagards, sans répondre.

—  Quelque chose qui ne va pas ?

Il eut une sorte de râle où sa femme crut entendre : « Cette fille... »

—  Apaisez-vous, mon ami... Je vous en prie!
Haquarson prit les mains de sa femme dans les

siennes et les serra convulsivement :

—  Il ne m'est pas possible de me calmer quand
j'apprends qu'une partie de la population de
Callander me tient pour un hypocrite ! Lorsque je
m'entends traiter de dépravé et de serviteur de
Baal!

L'épouse du pasteur aida son mari à se lever de son fauteuil.

—  Allons, ne pensez plus à ces divagations et
venez vous coucher... Je vous mettrai des com
presses d'eau sédative et je vous préparerai un thé
léger...

Ayant perdu tout ressort, Haquarson suivit docilement sa compagne, se laissa mettre au lit et poser des compresses sur le front. Quand elle vit qu'il devenait plus tranquille, son épouse gagna la cuisine afin d'y faire chauffer de l'eau, tout en s'interrogeant en vue de deviner si l'Ecosse n'était

 pas maudite de toute éternité pour que Dieu permît que naissent sur le sol des Highlands, des créatures aussi monstrueuses qu'Imogène McCarthery?

 

Imogène s'apprêtait à monter dans sa chambre lorsque la clochette surmontant la porte du jardin, fit entendre ses accents guillerets. Miss McCarthery étant d'une nature particulièrement hardie alluma la lanterne du jardin et s'en fut voir le nez de l'importun. Malgré l'inclination qu'elle éprouvait pour eux, elle ne songea pas à masquer son étonne-ment en découvrant Dougal et Moira. La sympathie ne saurait faire oublier la bienséance et l'Écossaise demeurait intransigeante quant aux principes qui avaient toujours réglé son existence. Aussi fut-ce d'un ton empreint de froideur qu'elle déclara aux importuns :

Permettez-moi d'être surprise de...
Dougal lui coupa vivement la parole.

Excusez-nous, Miss McCarthery, mais il
fallait que l'on vous voie tout de suite.

Pas tellement convaincue, Imogène introduisit les jeunes gens dans son living-room et les invita à s'asseoir, puis, assez sèchement les pria de lui exposer les raisons de leur visite tardive. Gênés, Dougal et Moira se regardèrent, comme si chacun invitait l'autre à parler. Leur trouble n'échappa pas à leur hôtesse du moment. Elle s'en impatienta :

Si vous êtes venus pour me dire quelque
chose, dites-le, c'est le moment!

Dougal prit une longue inspiration avant de lâcher tout d'une traite :

Eh bien ! voilà, Miss, on se moque de vous et
ça, Moira et moi nous ne pouvons pas l'admettre.

Sur le moment, Imogène se voulut incrédule. Qui donc, dans Callander, oserait se moquer de la fille du capitaine McCarthery? Qu'on la combatte, d'accord, mais qu'on la raille, qu'on ne la prenne pas au sérieux, jamais! Déjà une merveilleuse colère commençait à mettre le feu dans ses veines et à soulever sa maigre poitrine. Raide, elle déclara :

Vous penserez comme moi, Mr Fettercairn,
qu'une pareille affirmation exige une explication?

Alors Dougal et Moira, se relayant, racontèrent l'abominable numéro que leur avait fait le major Cloheen, faux Écossais. Imogène écouta sans piper mot, mais le corps parcouru de longs frissons. Quand Dougal eut achevé son récit, elle remercia les deux jeunes gens et les pria de ne toucher mot à personne de cette histoire qu'elle entendait régler selon ses goûts personnels. Avant de les quitter, elle les assura qu'elle leur était très reconnaissante de l'avoir mise au courant et qu'elle leur devrait de ne pas perdre la face devant la population de Callander. Pour conclure, elle invita Moira à venir la voir afin que les deux femmes fissent mieux connaissance.

Le couple reparti, Imogène put se livrer tout entière à la fureur qu'elle avait dû dominer en présence de ses visiteurs. Avoir osé lui jouer un tour, à elle! à elle, symbole de l'Ecosse enchaînée au char de l'Angleterre! à elle pour qui tout Écossais ne pensant pas que Marie Stuart était encore en prison, s'affirmait indigne d'être écossais ! Miss McCarthery but presque une demi bouteille de whisky pour tenter de retrouver son calme. Elle y parvint au moment où elle plongeait dans une molle ivresse.

Lorsque Rosemary Elroy venant prendre son travail, vers huit heures du matin, découvrit celle qu'elle appelait encore son baby, effondrée sur le divan, elle la crut morte et commença de gémir. Mais elle aperçut la bouteille de whisky et sa plainte se transforma en un soupir désespéré : Miss Imogène marchait sur les traces de son capitaine de père. La vieille femme n'avait plus qu'un espoir : que le mariage change son « baby » et l'éloigné des tentations héréditaires.

Avec d'infinies précautions, Rosemary réveilla Imogène et quand celle-ci eut repris ses sens, elle lui demanda si elle n'avait pas honte de se conduire de la sorte, et qu'elle prierait le Seigneur pour que le major l'aide à perdre cette funeste passion du whisky. En écoutant ses paroles pleines de sagesse, Imogène fit entendre un hennissement d'une telle force qu'il dut mettre en émoi tous les étalons du comté de Perth.

— Le major! Rosemary, tout est fini! je ne me marie plus!

Ce fut au tour de Rosemary Elroy de pousser un cri et de se laisser aller dans le fauteuil placé en face du divan.

A 9 heures du matin, Mrs Haquarson ayant donné le branle en rencontrant les trois veuves celles-ci s'égayèrent à travers Callander pour porter l'extraordinaire nouvelle. Un des premiers informés (du fait qu'il passait le plus clair de son temps sur le seuil de son magasin), l'épicier William McGrew, oublia d'un coup son atonie des jours précédents et rentra dans son magasin en sifflotant « Bonnie Dundee ». Attirée par l'écho d'une humeur joyeuse dont elle croyait avoir perdu le souvenir, Elisabeth sortit de la réserve aux biscuits et confitures pour demander :

   Eh bien! William, que vous arrive-t-il?

   Elisabeth, la vie est belle !

   Qu'est-ce qui vous pousse à cette constatation, William?

—  Miss McCarthery a rompu ses fiançailles !
La femme de McGrew porta la main à sa gorge

comme si, subitement, la respiration lui manquait. Avec une négligence qui ne lui ressemblait pas, elle posa son maigre derrière sur un tas de cageots de salades et dit d'une voix désenchantée :

—  Alors, tout va recommencer...

   Oui, Elisabeth, nous allons revivre! Il faut que j'aille voir Ted!

   Il n'est pas dix heures et vous vous rendez déjà au bar, espèce d'ivrogne sans pudeur?

Prêt à quitter l'épicerie, McGrew s'arrêta net et se tournant lentement, déclara :

   Elisabeth McGrew, je vous conseille de veiller à votre vocabulaire quand vous vous adressez à celui que le Seigneur a voulu punir en vous le donnant pour mari.

   William McGrew, vous n'avez pas plus de respect pour votre épouse légitime que pour l'Éternel dont vous ne cessez de bafouer la foi!

Avec la grande garce aux cheveux rouges, vous êtes la honte de Callander!

En voyant le visage de son mari, Elisabeth prit peur. Pour se défendre, elle étendit le bras et attrapa le premier objet qui lui tomba sous la main. C'était un magnifique hareng saur et elle l'expédia directement au visage de son compagnon alors que les trois veuves entraient dans le magasin. William s'étant rapidement baissé, Mrs Plury ne comprit pas, sur le moment, pourquoi un hareng saur atterrissait sur son imposante poitrine et, par suite à la fois des hasards de l'équilibre et des lois de la pesanteur, s'y lovait comme un serpent dans son nid. Avant qu'elle n'ait hurlé, McGrew prenait délicatement le poisson, et demandait, aimable :

—  Et avec ça, Mrs Plury?

* * *

Ted Boolitt était au courant lorsque McGrew vint le voir. Sans un mot, les deux amis s'étrei-gnirent. Quand ils s'arrachèrent à leurs embrassades, William dit simplement :

   Il y aura encore de beaux jours, Ted.

   J'en suis sûr... Mais savez-vous pourquoi Miss Imogène a décidé de rompre?

—  Non, mais je me figure qu'elle a réalisé la
manière honteuse dont elle se conduisait et aussi
qu'elle n'avait pas le droit de nous abandonner.

A cet instant, Imogène poussa la porte du Fier Highlander et Margaret Boolitt qui sortait de sa cuisine, et ayant appris la nouvelle qui courait dans Callander, sut que plus rien ne la débarrasserait désormais de la grande fille aux cheveux rouges sauf la mort et elle retourna pleurer sur son fourneau.

Quand ils virent leur amie retrouvée, William et Ted se précipitèrent vers elle pour la féliciter, mais elle les arrêta pour leur confier d'une voix empreinte tout à la fois de noblesse et d'amertume :

—  Nous n'aurons le droit de nous réjouir que
lorsque l'affront engagé à l'Ecosse en ma personne
aura été vengé !

—  Quel affront, Miss? demanda Ted.
Ayant pris sa respiration, Imogène, détachant

bien ses mots répondit :

    Le major Roderick Cloheen n'est pas
Écossais, il n'avait même jamais mis les pieds en
Ecosse avant de venir à Callander!

Le sergent Archibald McClostaugh sé^ ^aii avec ivresse dans les pièges, astuces et chausse-trapes du concours de mots croisés du Times. Depuis des années qu'il s'escrimait dans ce genre de travaux, il n'était jamais parvenu à se classer dans les cent premiers dont seuls les noms étaient cités. Il ne désespérait pas et avec un acharnement digne d'un meilleur sort, il s'épuisait à découvrir ce que cachaient des définitions ambiguës.

L'arrivée de Samuel Tyler l'obligea à interrompre ses passionnantes études. Il en montra de l'humeur.

   Qu'est-ce qu'il y a encore, Tyler?

   Je viens de faire un tour dans Callander. Il ne s'y passe rien qui puisse intéresser la police.

   Dans ce cas, pourquoi me déranger? On voit bien que vous n'êtes pas un intellectuel, vous !

Archibald s'apprêtait à replonger dans sa tâche ardue lorsqu'il se rappela l'air triomphant du constable.

   Sam, si la situation est calme en ville, pourquoi semblez-vous si heureux?

   Parce qu'il règne une grande animation dans nos rues et que j'aime bien voir notre Callander sortir de sa torpeur habituelle.

    Dont vous devriez vous féliciter en tant que représentant de l'ordre, Tyler. A quoi est due cette animation qui vous enchante, je vous prie ?

    A une nouvelle répandue par la femme du révérend Haquarson... Il paraît qu'Imogène McCarthery a rompu ses fiançailles.

McClostaugh, le souffle court, croassa :

    Dois-je entendre par là que non seulement elle ne se marie plus, mais encore qu'elle restera ici?

    Je le crois, chef.

Le sergent se précipita vers l'armoire-biblio-thèque dont il ouvrit la porte pour y prendre une bouteille de whisky. Il en porta le goulot à ses lèvres et l'en retira presque aussitôt en gémissant :

—  Elle est vide !

Fixant un œil noir et chargé de soupçons sur son adjoint, Archibald grommela :

    Je me demande comment il se fait que cette bouteille soit vide, Tyler?

    Pour la bonne raison que vous l'avez bue, chef.

    Je crains que quelqu'un d'autre m'ait largement aidé dans cette tâche ! Vous devinez à qui je fais allusion, Tyler?

    Non, chef.

   Tyler, vous êtes un menteur! et un chapardeur, de surcroît! Allez me chercher un flacon de scotch. J'ai besoin de me remettre après l'atroce nouvelle que vous m'avez cyniquement apportée! Eh bien! qu'est-ce que vous attendez?

   L'argent.

   Quel argent?

—  Pour acheter la bouteille, chef.
McClostaugh secoua la tête.

    Ce que vous pouvez être sordide, mon pauvre Sam! Payons-la donc moitié-moitié.

    A condition que nous la partagions ?

    Naturellement.

Quelques instants plus tard, Sam revenait avec le précieux liquide et en enlevait le bouchon.

—  Vous permettez, chef?

Il ingurgita aussitôt une bonne rasade, tandis que le sergent, écœuré, s'enquérait :

—  La discipline, vous vous en fichez, hein,
Tyler?

Ayant précautionneusement essuyé le goulot du flacon, Sam le tendit à Archibald qui en avala d'un coup plus du quart. Cet exploit souleva la désapprobation de Tyler :

—  Si vous y allez de ce train, chef, je n'en boirai
sûrement pas la moitié!

— Sam, vous oubliez que vous n'êtes qu'un simple constable et que je suis sergent. J'ai donc droit à une ration double ou alors dites tout de suite que vous niez la hiérarchie et que vous n'êtes qu'un bolchevique?

* *  *

Vers onze heures, ce matin-là, Dougal Fetter-cairn qui venait de prendre sa douche après une longue promenade dans les bois et mettait le nez à la fenêtre du bungalow que lui avait loué Jefferson McPuntish, fut très surpris de voir sa compagne, Moira, en grande conversation dans le parc du Cygne Noir avec ce triste individu qu'était le major Cloheen. Il se demanda ce qu'ils pouvaient bien se raconter tous les deux, car il ignorait que durant le temps où il galopait dans les Trossachs pour entretenir sa forme physique, Moira avait reçu la visite de Fergus Mclntyre, le garde-pêche et qu'en prenant langue avec le major, elle ne faisait qu'obéir à Fergus.

Dougal n'en crut pas ses yeux lorsque sa Moira et Cloheen se levant du banc où ils prenaient le soleil et respiraient l'air balsamique de la forêt, s'en allèrent côte à côte. S'il n'avait pas été tout nu, Dougal aurait sauté par la fenêtre pour les suivre.

La rage au cœur, il dut se contenter d'attendre le retour de la jeune femme.

En vérité, il ne s'agissait point de quelque intrigue inimaginable entre Moira et Roderick. Simplement, embusquée derrière ses volets — après la visite de Mclntyre — la dame avait guetté la sortie du major. Lorsqu'il était allé s'asseoir sur un des bancs du jardin, elle était sortie à son tour. Saluée par l'ex-fiancé d'Imogène, elle avait pris place à ses côtés, avait parlé de choses et d'autres avant d'avouer son envie de s'offrir une bonne promenade, mais que son mari étant absent, elle n'osait pas se risquer seule dans les bois, en vertu de craintes ataviques et ridicules. Elle reconnut posséder sur ce point la mentalité du Petit Chaperon Rouge. Cloheen qui avait parfaitement récupéré après sa cuite de la veille, se sentit les plus grandes dispositions pour jouer le rôle du loup.

Les deux promeneurs gagnèrent les bords du loch Vennachar où ils se reposèrent un moment, puis ils reprirent leur marche, le major se montrant de plus en plus empressé, presque convaincu que sa jeune compagne était sur le moment de céder à son charme. Ils s'engagèrent dans le sous-bois et arrivèrent à une clairière qui parut à Cloheen l'endroit idéal pour pousser une sérieuse offensive sentimentale.

—  Ma chère amie... Ne pensez-vous pas que l'on
se croirait dans cette forêt des Ardennes que
Shakespeare aimait à choisir comme décor? J'ai
l'impression que là, devant nous, une fée va
émerger des frondaisons et...

Les mots expirèrent sur ses lèvres en voyant apparaître non pas une fée, mais Imogène McCar-thery. Elle avait un tel visage que tout de suite le major eut peur. Il jeta un coup d'œil à gauche et reconnut William McGrew, l'épicier, et à droite où il cherchait la possibilité d'une fuite, se tenait Ted Boolitt. Se retournant, le major vit venir à lui Fergus Mclntyre, le garde-pêche. Bientôt ces quatre personnages l'entourèrent, ne lui laissant pas la moindre chance de s'en tirer. Fergus s'adressa à Moira et la remercia de l'aide qu'elle leur avait apportée. Comprenant la machination ourdie contre lui, Cloheen entra dans une fureur noire et injuria Moira :

—  Espèce de sale petite garce ! Vous m'avez eu,
hein ? bougre de Dalida ! mais je vous jure que je
vous rattraperai au tournant et que je vous
étranglerai de mes propres mains! vous entendez?
de mes propres mains!

McGrew empoigna le major par les revers de sa veste et le secouant quelque peu, lui intima l'ordre de se taire, estimant que c'était à Miss McCarthery de parler. Celle-ci, sans colère, avec la froideur de la Justice que rien ne peut émouvoir, déclara simplement :

—  Roderick Cloheen, vous n'avez pas craint, en
vous faisant passer pour ce que vous n'êtes pas, de
ridiculiser, non seulement la fille d'un capitaine,
mais encore une population tout entière. Vous
avez usurpé la qualité d'Écossais et pour cela vous
serez puni afin que votre châtiment serve d'exemple
à ceux qui seraient tentés de vous imiter.

Sans ajouter un mot, Imogène tourna les talons, rejoignit Moira et passant son bras sous le sien, l'entraîna :

—  Venez mon enfant et laissons les hommes se
débrouiller entre eux.

Elles ne s'éloignèrent point assez vite pour ne pas attraper dans la douceur de l'air le cri que lançait Cloheen en recevant le premier coup de poing de Ted Boolitt.

* *  *

Imogène avait emmené Moira jusque chez elle, lui avait présenté Rosemary et l'ayant installée sur le canapé, lui parla de sa famille, de son héros de père et de son attachement aux Highlands.

Lorsqu'elle eut terminé son discours, elle offrit à son hôte de boire un verre. La compagne de Dougal comprit qu'il serait de bonne politique de ne pas refuser. Le whisky dans les verres avec de la glace et de l'eau plate, Miss McCarthery demanda :

— Parlez-moi de vous, Moira et de votre romantique aventure avec Mr Fettercairn.

Alors, la jeune femme dit que Keith Skateraw ne l'avait prise que pour son argent, ses parents — morts dans un accident depuis son mariage — étaient de riches imprimeurs de Aberdeen. Moira savait bien qu'elle était plutôt laide que jolie et, en dépit de sa fortune, elle atteignait sa vingt-troisième année sans que jamais un garçon lui ait proposé de l'épouser. Elle n'ignorait pas qu'elle n'avait pour elle, en plus de sa dot, que sa jeunesse et celle-ci estompée, elle risquait de rester vieille Me. Ce fut son père qui lui présenta Keith Skateraw, un représentant en caractères typographiques. Un homme qui avait une douzaine d'années de plus qu'elle et que l'idée de jouir d'un solide compte en banque enchantait suffisamment, pour qu'il ne se montrât pas trop difficile sur le physique de celle devant devenir son épouse. Après le mariage, de représentant, Keith était devenu patron et s'était installé à Aberdeen où il se mit à traiter durement sa femme parce qu'il avait atteint son but et ne se souciait plus d'elle.

Moira pensait au suicide, lorsqu'elle avait rencontré Dougal un an plus tôt. Dougal occupait un poste important dans la banque Moorfoot à Édinburgh et s'était rendu à Aberdeen pour un week-end. Un garçon tendre et un timide. Il avait osé aborder Moira parce qu'elle pleurait sur un banc du Jardin botanique et c'est là que leur roman était né. Instruite par l'expérience, Moira n'avait pas touché un mot de son argent. Elle tenait, aussi miraculeux que cela puisse être, à ce qu'on l'aime pour elle-même. Quand elle avait été certaine de la tendresse de Dougal, elle avait vainement demandé à Keith, moyennant une belle indemnité de lui rendre sa liberté. Elle avait patienté une année entière, rencontrant son bien-aimé à la sauvette et vivant ainsi dans le péché. Alors, elle s'était décidée à fuir. Dougal allait démissionner de sa banque et se trouverait une place à Londres ou ailleurs, pourvu que ce soit loin de Keith.

Toujours prompte à s'exalter lorsqu'il s'agissait d'amours malheureuses, Imogène jura sur la tête de son père, que Moira et Dougal pouvaient compter sur elle en tout et pour tout.

— Miss McCarthery, j'ai une totale confiance en vous. Il me semble que, pour la première fois de ma vie, j'ai enfin rencontré une amie, une vraie. Alors, je vous confie ce que je n'ai pas osé révéler à Doug... Je crois bien, qu'hier soir — en vérité, j'en suis sûre —j'ai aperçu la silhouette de Keith... rôdant autour du Cygne Noir!

   Seigneur! Comment a réagi Mr Fettercairn?

   Il ne l'a pas vu, lui... Je n'ai pas voulu attirer son attention. D'ailleurs il ne connaît pas Keith.

   A quoi ressemble votre époux?

   Un grand, avec un nez courbe et une moustache noire. Son air patelin peut faire illusion. H le doit à son métier qui l'oblige à être sans cesse aimable, à tenter de séduire, de convaincre.

   Qu'espère-t-il en vous poursuivant, si c'est bien lui que vous avez vu?

   Me ramener à la maison.

Moira hésita, puis brûlant ses vaisseaux :

—  Écoutez, miss McCarthery... Avant de
quitter Keith j'ai emporté mes bijoux. Il y en a
pour vingt mille livres. Ces bijoux, mon mari ne
connaît pas leur existence, car je les ai achetés peu
à peu, en prévision de mon départ. Je les ai rangés
dans une petite mallette dont Dougal ignore le
contenu et dont je porte la clef sur moi. Il croit
que ce sont des souvenirs de mon enfance et de mes
parents. Miss McCarthery, la présence de Keith
qui, sous son apparence benoîte, est un violent, me fait peur... Je voudrais vous demander un grand, un très grand service...

   Croyez bien que si je puis...

   J'aimerais vous confier cette valise.

   Vous voudriez que je garde ces joyaux chez moi?

   Oui... Là, ils seraient à l'abri. Je vous les réclamerai lorsque ma situation sera éclaircie. Si, d'ici là, je mourais de mort naturelle, vous remettriez la valise à Doug. Si, au contraire, je disparaissais de façon violente, vous attendriez six mois pour la lui donner. Tenez, voici la clef.

Imogène accepta la clef et par là même, s'engageait. Moira lui sauta au cou.

   Vous ne pouvez savoir à quel point je suis soulagée maintenant, je n'ai plus peur de rien ni de personne !

   Quand m'apportez-vous cette valise?

   Je vous enverrai Dougal cette nuit. Je lui dirai que je tiens à savoir mes bijoux en sûreté jusqu'à ce que nous puissions vivre ensemble aux yeux de tous sans encourir le moindre blâme.

   Pourquoi ne venez-vous pas vous-même ?

   Parce que, maintenant, après avoir vu Keith, je ne me risquerai plus dehors la nuit.

   Même avec Dougal?

   Même avec Dougal. Je ne tiens pas à ce que l'un de ces deux hommes risque de devenir un meurtrier à cause de moi.

   Ils se connaissent?

   Non.

Imogène but encore un whisky léger avant d'affirmer solennellement :

—  Vous pouvez compter sur moi, Moira.

* *

Archibald McClostaugh se promenait à bicyclette à travers Callander pour montrer aux turbulents habitants de la petite ville que la police de Sa Majesté veillait au grain. Le sergent était d'humeur aimable et avait oublié sa déception à l'annonce de la rupture des fiançailles d'Imogène, car Margaret Boolitt rencontrée lui avait appris l'imposture du major se faissant passer pour un Écossais. Archibald souriait en pensant à l'humiliation de sa vieille ennemie. Il cessa de sourire lorsque Malcolm Pomeroy, le quincailler — un des meilleurs pêcheurs du coin — l'arrêta :

   Sergent! Ah! je suis bien content de vous rencontrer! J'allais vous chercher! Il y a un cadavre au bord du Vennachar!

   Un cadavre! un noyé?

   Je ne pense pas... Il a du sang plein la figure!

   J'y vais!

Se dressant sur ses pédales, McClostaugh effectua un démarrage dont la puissance fit siffler d'admiration les gosses qui assistaient à cet exploit sportif.

* *  *

Archibald ne tarda pas à atteindre le loch Vennachar et il n'eut pas à pédaler longtemps pour découvrir le corps que ses agresseurs — par humanité — avaient transporté près de l'eau afin qu'il y fût découvert au plus tôt ou, qu'en se réveillant, leur victime pût se débarbouiller avant de réintégrer le Cygne Noir. Le policier sauta à bas de son vélo et se précipita vers ce qu'il tenait encore pour un cadavre. Il se pencha et poussa une exclamation en reconnaissant le majorCloheen. Très vite, il se rendit compte que l'homme n'était pas mort, mais qu'il avait tout simplement reçu une bonne raclée et il n'eut pas à se creuser la cervelle pour estimer qu'il fallait voir là, la vengeance d'Imogène McCarthery. Du coup, son inquiétude céda à une allégresse quasi fébrile. Il allait pouvoir embarquer l'Écossaise et ses complices afin de les déférer devant le juge.

Otant son casque, McClostaugh s'en fut le remplir d'eau qu'il jeta à la figure de Cloheen. Il fallut deux douches de cette sorte pour que le major renaisse à la vie. Soulevant ses paupières tuméfiées, il balbutia :

   Ils... ils sont par... partis?

   Oui... malheureusement.

Cette remarque fit se soulever le blessé.

   Malheureusement? vous en avez de bonnes! vous regrettez qu'ils ne m'aient pas tué, ce qui aurait sûrement eu lieu si la séance avait duré quelques minutes de plus!

   Vous avez reconnu vos agresseurs?

   Et comment!

Transporté de joie, Archibald sortit un carnet, un crayon.

   Je vous écoute.

   Il s'agissait d'un complot, sergent. La petite Fettercairn, sous prétexte de faire une promenade en ma compagnie...

   Fettercairn? Cette jeune femme qui séjourne au Cygne Noir avec son mari?

   Oui... Elle m'a conduit dans une clairière où je me suis trouvé en face d'Imogène McCarthery.

McClostaugh poussa un rugissement de plaisir. Il la tenait cette damnée Imogène!

   Elle était avec Ted Boolitt, William McGrew et Fergus Intyre.

   Leur compte est bon!

Scrupuleux, Cloheen crut juste de spécifier :

   Les femmes ne m'ont pas frappé et je ne pense pas qu'elles aient assisté à la tentative de meurtre.

   Et pourquoi cette raclée?

   Parce que je me suis fait passer pour un Écossais alors que je suis né à Manchester.

   Pour quelles raisons une aussi scandaleuse usurpation de nationalité, major?

   Dans le but d'être mieux accueilli ici.

   Bien, maintenant, vous allez me suivre jusqu'au poste de police pour y déposer une plainte en bonne et due forme que je transmettrai aussitôt à Perth.

   Non.

   Pardon?

   Je ne porte pas plainte.

   Vous ne portez pas plainte après ce que l'on vous a fait!

   Non.

La perspective d'être privé de la vengeance promise, affolait le sergent.

   Pourquoi refusez-vous de porter plainte ?

   Pour des raisons personnelles.

   Et vous vous figurez qu'on peut déranger un sergent de la police de Sa Majesté pour rien?

   Je regrette, mais ce n'est pas moi qui vous ai appelé, hein?

   Ce n'est pas vous qui...

Empoignant brusquement Cloheen par les épaules, Archibald le secoua avec férocité tout en hurlant :

   Vous allez déposer plainte, oui ou non?

   Non!

   Continuez comme ça et je vous casse la figure, imposteur!

—  Laissez-moi tranquille, espèce de nazi!
McClostaugh approcha sa grosse tête poilue de

celle de Roderick.

   Vous répéteriez ce que vous venez de dire, sir?

   J'ai dit que vous vous conduisiez à mon égard comme un vulgaire nazi à l'égard d'un juif polonais !

   J'avais donc bien entendu... Je le regrette pour vous, sir.

S'écartant un peu, le sergent oubliant son état, prit un élan avec son épaule droite et appliqua sur le menton de Cloheen un direct qui le réexpédia incontinent au pays des songes.

 

Au soir de cette journée mémorable, Miss McCar-thery, la nuit venue, s'en fut rôider autour du Cygne Noir, se disant qu'elle éviterait ainsi à Dougal Fettercairn une promenade inutile, mais voulant surtout savoir si Moira avait bien vu ou si elle avait été victime de son obsession. Cachée derrière un buisson, l'Écossaise épiait l'ombre. Soudain, elle vit un homme s'avancer vers la grille entourant le parc de Jefferson McPuntish et regarder en direction du bungalow occupé par les amoureux. Imogène qui ignorait la peur, s'approcha de l'inconnu et demanda :

—  Vous cherchez quelque chose, sir?
L'interpellé sursauta et se retournant vers son

interlocutrice :

—  Non... rien de spécial... Je... Je me prome
nais... Bonne nuit, Miss.

Il s'éloigna à grandes enjambées et Imogène n'aperçut de lui qu'un long nez en bec d'aigle et une moustache noire. Elle hésita pour savoir si elle devait aller prévenir Moira. Elle y renonça car, pour ce faire, il lui faudrait mettre Dougal et McPuntish plus ou moins au courant. Elle ne s'en sentait pas le droit. Chacun a son secret qui ne regarde pas les autres. Elle ne craignait rien pour Dougal puisque, de l'aveu même de Moira, les deux hommes s'ignoraient. Imogène rentra chez elle.

Vers dix heures et demi, on sonna à la porte du jardin et Miss McCarthery alla ouvrir à Fetter-cairn.

    Miss, je ne comprends pas ce qui se passe, pas plus que les caprices de Moira. Elle a absolument voulu que je vous apporte immédiatement cette valise qui renferme des choses personnelles, paraît-il. Je ne vois pas pourquoi et pour quelles raisons il fallait que je vous la remette tout de suite. J'espère que vous ne me tiendrez pas rigueur de vous déranger en pleine nuit...

    Rassurez-vous, Dougal, je suis au courant et je vous attendais. Dites à Moira qu'elle n'a plus de souci à se faire. Bonsoir.

—  Bonsoir, Miss et excusez-nous...
Imogène mit une bonne demi-heure pour trouver

la cachette qu'elle estimait idéale, dans son grenier, au fond de la malle renfermant ses robes de fillette aux dentelles jaunies par le temps. Redescendant vers sa chambre, elle entendit de nouveau sonner. Elle hésita un instant, prise entre la curiosité et l'appréhension, mais Miss McCarthery n'eût pas été elle, si elle n'avait pas répondu à cet appel insolite.

Quelle ne fut pas sa stupéfaction de voir à nouveau Fettercaim à la porte du jardin, un Fettercaim au visage défait, des larmes sur les joues.

   Seigneur! qu'est-il arrivé?

   Moira... ma pauvre Moira...

Étouffé par les sanglots, il ne put continuer.

   Qu'a-t-elle?

   Elle est morte.

   Morte!

   On l'a tuée pendant que je vous apportais la valise.

 

CHAPITRE II

Le sergent Archibald McClostaugh dormait. Son sommeil devait être traversé de cauchemars ou, du moins, de visions frénétiques, car un observateur qui eût pu l'épier dans sa chambre de célibataire, l'aurait vu se débattre et pousser des grognements vindicatifs. A la vérité, le sergent rêvait qu'il conduisait le major Cloheen devant le tribunal, à grands coups de pied dans les fesses, afin de le persuader de porter plainte pour coups et blessures contre Imogène McCarthery et ses séides. Il parvenait jusqu'à la chaire où présidait le juge, lorsque ce dernier se mit à taper rageusement sur son bureau avec son maillet. McClostaugh, désorienté, ne comprenait pas, le silence — dont il avait nettement conscience — étant total et profond dans la salle, ce qui donnait plus de volume encore aux coups assenés par le magistrat. Le fait s'avérait tellement insolite qu'il finit par arracher Archibald au sommeil.

Un peu perdu, le policier se mit sur son séant et admit que si Cloheen ne se trouvait pas auprès de lui, le boucan était réel et dû à quelqu'un qui cognait sans retenue contre la porte du bureau de police. Croyant au feu, McClostaugh, en chemise de nuit (dont il avait gardé l'habitude depuis l'enfance) se précipita à la fenêtre en criant :

—  Où est-ce?

Question à laquelle une voix — dont le seul timbre lui vrillait les nerfs — répondit :

—  Ce n'est pas le moment de faire le clown,
Archie!

Le sergent s'enflammait comme de l'étoupe.

   Miss McCarthery, êtes-vous devenue complètement cinglée depuis que vous jouez les chefs de bande, pour oser venir réveiller un policier afin de l'insulter?

   Archie, vous devriez quand même boire un peu moins...

Le policier rugit :

   Vous partez ou je descends ?

   Je vous attends!

—  Tant mieux! vous l'aurez voulu!
Enfilant ses vêtements à la hâte, McClostaugh

se précipita dans l'escalier, puis vers la porte en souhaitant que sa vieille ennemie n'ait pas mis à profit ces quelques minutes pour s'enfuir. En ouvrant, il eut la joie de voir Imogène sur le seuil et l'empoigna par le bras pour la pousser jusque dans son bureau où il l'aplatit littéralement sur une chaise.

—  Et maintenant, à nous deux, Miss qui
empêche les gens de dormir!

Il prit place à son bureau, s'arma de son stylo, cueillit délicatement un imprimé :

—  Nom, prénom et domicile?
L'Écossaise eut un délicieux petit rire de gogre.

   Ce que vous pouvez être gamin par moment, Archie...

   Bon ! vous ne voulez pas répondre ? J'inscris tout de même... Et maintenant, écoutez bien ce que je vous dis : je vous arrête pour constitution de ligue de malfaiteurs, pour guet-apens dressé dans le but de rouer de coups le malheureux major Cloheen sous prétexte qu'ayant appris l'infernale créature que vous étiez, il brisait vos ridicules fiançailles, pour tapage nocturne et insulte à un officier de police ! Qu'est-ce que vous pensez de ça ?

Apitoyée, Imogène murmura presque tendrement :

   Alors... toujours jaloux, Archie?

   Je vous défends de...

   Il n'y a qu'un amoureux qui puisse accumuler autant de sottises en si peu de mots.

   Je...

   Taisez-vous! c'est à moi de parler maintenant! Je n'ai pas touché Cloheen! ce n'est pas lui, mais moi qui ai rompu nos fiançailles parce qu'il m'avait trompée en me jurant qu'il était écossais alors qu'il a vu le jour à l'étranger!

   Parce que vous tenez l'Angleterre pour un pays étranger?

   Parfaitement! et si vous étiez un vrai Écossais, vous penseriez comme moi! Il est vrai qu'on ne peut guère voir fleurir le moindre sentiment patriotique au cœur d'un bâtard de frontalier!